• Révolution et émancipation : quand le présent dépend de l'avenir

    Révolution et émancipation : quand le présent dépend de l'avenirPour s’extraire de la dictature du capitalisme, il ne suffit pas de résister. Se projeter sur un horizon et s’inscrire sur le temps long sont deux enjeux majeurs pour faire émerger un projet d’émancipation. 

    La tension sociale et politique que nous connaissons actuellement pose la question d'une alternative radicale en termes peut-être plus aigus qu'il n'y parait. Les militants attachés à une alternative au capitalisme sont confrontés à un verrou. Même lorsqu'une volonté anticapitaliste est affichée, la vie politique tourne davantage autour d'un pragmatisme qui enferme, de fait, dans l'adaptation au système plus que dans sa subversion. Rarement ce que l'on appelle, par euphémisme, adaptabilité n'aura autant été présenté comme une vertu.

    Ce manque d'avenir fait obstacle à une dynamique politique transformatrice et à un mouvement d’ensemble, qui dépasse la notion de convergences. Il induit une intelligence commune sans laquelle il n’y a pas de conscience de former un groupe social aux principales caractéristiques communes, face aux forces du Capital. S'il y a dans des tentatives, des écrits, des discussions, des attentes qui signalent qu'existent déjà des pratiques qui cherchent, il y a, au regard d'un avenir post-capitaliste, ce que l'on pourrait appeler du déjà à l’œuvre ou du déjà là. Mais pour dégager une capacité à produire une cohérence d'ensemble, il manque à ce déjà là du pas encore là. D’où vient ce manque de cohérence ?

    Temporalité et socialisation 

    Au compte de l'acharnement idéologique de la bourgeoise, il y a la volonté de substituer à l'envie d'avenir un pragmatisme qui enferme dans l'adaptabilité. C’est le slogan de Margaret Thatcher : « There Is No Alternativ » (TINA). En 1968, les mots "philosophique" ou "théorique" signalaient un effort d'intelligence du réel ; aujourd'hui, ils sont devenus synonymes de "hors sol" ou de vouloir plaquer un dogme sur la réalité. L'Homme idéal n'aurait pas de principes. Il a l'échine suffisamment souple pour s'adapter.

    Qu'est-ce qui a permis une telle involution ? Il n'y a pas eu que les adeptes du soviétisme qui au XXe siècle attendaient que la société soit quasiment inéluctablement une marche vers le progrès social. Cette pensée a marqué profondément la culture politique depuis la Révolution française. Elle est présente dans des audaces prodigieuses, tel le programme du Conseil national de la Résistance ; et elle a été aussi dans la pensée découlant de la consommation, de l'hédonisme, de la croyance que le développement technologique allait produire unilatéralement du progrès social. Les idéologues du Capital ont eu alors l'habileté d'utiliser les crises et les impasses historiques que cette période a fini par engendrer pour détruire toute notion d'idéal, mais aussi, à travers cette destruction, pour éradiquer de l'imaginaire collectif toute inscription dans le temps long, comme outil pour se repérer dans la société.

    Or, il n'y a ni socialisation, ni identité collective qui ne se situe sur le temps long. De quoi s'agit-il |? Que ce soit à titre individuel ou collectif, en matière de religion, d'historicité, de généalogie ou de communisme, nous nous situons tous comme ayant un passé qui commence avant notre naissance et un futur qui continuera après notre disparition. Cet axe du temps, selon la manière dont on s'y inscrit, est un soutien à la socialisation dans le double sens du mot : capacité à lire la société et capacité à s'y inscrire comme référent pour situer son identité. Ce que la bourgeoisie s'acharne à détruire. C'est pour elle un moyen de pérenniser sa domination au même titre que de s'acharner sur le Code du travail. Ses actions visent à empêcher les exploités et dominés de former un collectif. Il nous reste donc un passé uniquement muséographique, un futur inimaginable (il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme). De ce fait, le présent qui n’est plus sur une trajectoire temporelle repérable, n'est plus qu'un moment éphémère, jetable. Privé de sens, il devient illisible.

    L'avenir éclaire le présent 

    À rebours, pensons à l’effet en retour que pourrait avoir la quête d’un autre devenir commun sur les constructions immédiates. Chaque révolution ou arrachement d’acquis structurels l’ont été aussi sous l’effet d’une autre vision de l’organisation sociale. C'est le cas pour les services publics, la Sécurité sociale qui répondent tous deux au principe "de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins". L'élaboration d'un tel principe a supposé la capacité à se projeter au-delà des limites mentales imposées par ce qu'était la société. Qu'est-ce qui pouvait animer les auteurs du programme du CNR dès 1943, quand l'urgence pouvait sembler toute autre ? On peut supposer que répondre à l'urgence passait par espérer un monde plus juste comme facteur de mobilisation contre le nazisme. Autre exemple : qu’y avait-il de commun entre Aragon et un ouvrier spécialisé tous deux membres du Parti communiste ? Ce n’était ni leurs préoccupations matérielles, ni leur rapport à la culture ou leur mode de vie. Le mot "valeurs" est trop flou pour l'expliquer ; plus exactement, il y a derrière ce mot des conceptions fondamentales tellement partagées qu'elles ne font plus discussion. C’est dans la projection d'une conception de la société possible, dans une vision commune de l’avenir qu'ils pouvaient se retrouver, avoir des référents communs et contribuer à la construction d’une culture qui permette aux intéressés de faire communauté. L'avenir revenait en rétro-action pour donner un sens commun au présent et à un sentiment collectif. Au-delà de la dimension strictement politique, c'était, dans chacun de ces deux exemples, une manière d'être.

    Aujourd'hui, la conception la plus courante du processus transformateur tient à un étalement du présent, comme si l’alternative au capitalisme allait se révéler au bout d’un cheminement comme une heureuse surprise. Nous suivons une chronologie qui est celle de l’enchaînement d'événements. Si, évidemment, les faits sociaux se succèdent dans le temps, la pensée qui rend possible les événements se projette dans le temps, et cela aussi bien dans l'avenir que dans le passé. Ceci n'est pas uniquement vrai dans le domaine politique. Les chercheurs scientifiques sont guidés par une tension, un désir vers une visée, quitte à ce qu'au fur et à mesure, leurs avancées les conduisent à modifier peu ou prou cette visée ou à lui donner une consistance qu'ils n’attendaient pas forcément. Au plan politique, je prendrais l'exemple des Lumières au XVIIIe siècle. Elles n’ont pas cherché à prédire la suite des événements mais en ont finalement décidé, dans la mesure où elles ont nourri le rejet de l’absolutisme, la reconnaissance du mérite par le travail et non par la naissance, l'inutilité des aristocrates, la fin du sacré et du divin - qui présidaient aux rapports d’obéissance - pour valider les structures de la société. Ainsi, la vision que l’on se fait de l’avenir vient donner du sens au présent et participe au rôle de la conscience. En cela, la célèbre formule "ici est maintenant" peut s’avérer ambiguë en contournant l’effort à faire de projection vers une mise en cohérence.

    Le manque de volonté de prendre à bras le corps cette problématique est lié à une sous-estimation du rôle des représentations mentales. On pense trop qu'un programme dont l'éventail des mesures renvoie le citoyen à un rôle de consommateur - on parle même de l'offre politique - serait mobilisateur. C'est ignorer la nécessité d’une tension vers une visée sans laquelle il n'y a ni mouvement, ni engagement de la part de l'individu. Lacan explique que le désir est davantage un moteur que le plaisir assouvi parce qu’il crée cette insatisfaction et tension vers autre chose. Cela ne dit pas qu’il ne faut rien obtenir mais que cette tension permet d’avancer d’acquis en acquis, de donner envie d’en avoir d’autres que l’on n’imaginait pas au départ. Un tel mouvement n'est bien sûr pas linéaire, il est fait d'expérimentations, de succès et aussi d'échecs dont il faut tirer les enseignements. Si l’on pense en termes de mouvement, la construction de ce mouvement pose immédiatement cette question : mouvement vers quelle orientation ? « Commencer par les fins », a écrit le philosophe Lucien Sève.

    Revenons sur une vision courante du présent. Les étudiants en Histoire se souviennent de la manière dont s'est imposée comme une évidence une certaine périodicité historique |: il y aurait eu l'Antiquité, puis étape suivante, le Moyen-Âge, puis les Temps Modernes, etc., chacune de ces périodes étant présente à nos esprits comme autant de terres quasiment étanches les unes par rapports aux autres. Les seules références à des transitions étant l'examen des crises de régime. Il a fallu que l'on commence à se pencher sur les premiers siècles de notre ère pour que ce que certains appellent le Haut Moyen-Âge, d'autres l'Antiquité tardive, permette de mieux faire apparaitre que le présent est un mouvement en cours. On ne se baigne pas deux fois dans la même eau, énonce le proverbe chinois.

    Les obstacles à surmonter 

    C’est l’image que l’on se fait de soi-même qui détermine où l'on situe le niveau des possibles et de ses exigences.

    Un premier obstacle est la prééminence des rapports délégataires. Ce que l’on désigne sous le vocable de "modèle social français" résulte d’un compromis, donc d’une cohabitation de forces syndicales, politiques qui se réclament de l’anticapitalisme et des forces du Capital. Complexité supplémentaire : meilleur a été le compromis pour les exploités, plus cette cohabitation conserve de la justification, et plus l’acceptation des structures d’intégration est grande. D’où une image de soi dépendante des "autorités" qui nous surplombent : sans parler du fait religieux, nous sommes citoyens français dans la mesure où l’État nous l'attribue. Si la contradiction fondamentale du capitalisme est qu’il inclut les exploités et dominés, c’est aussi notre contradiction à nous : la dépendance à l’État, autrefois, ne nous a pas apporté que des malheurs. De la même façon, beaucoup de salariés pensent que leur existence dépend d'un repreneur. C'est pourquoi il nous faut faire des efforts afin de nous arracher aux habitudes et à la culture dont nous héritons. Nous retrouvons la nécessité du temps long pour déconstruire des évidences très ancrées.

    Un second obstacle est que l’urgence l'emporte sans cesse sur le temps long. Le Capital se reconstitue par la plus grande rapidité possible du retour sur investissement. Marx nous dit qu’il tire la plus-value du temps de travail impayé. Cela implique une course effrénée à l’accroissement de la productivité. Ce rythme du rendement des entreprises doit absolument se mettre au niveau de celui de la Bourse, ce que l’on appelle en temps réel, qu’il y ait une valorisation du capital tous les jours. Le temps de travail devient la première variable d’ajustement. La pression sur la rapidité met tous les salariés en tension vers une urgence après laquelle il faut continuellement courir. La pression exercée fait que cela devient une matrice pour que le présent devienne jetable et le temps long devient du temps perdu.

    L'idéologie dominante colle au présent et interdit de se projeter dans le futur. Ainsi, le présent est pris entre un passé jugé inutile et un futur incernable, et il devient le temps de l’urgence. Et l’urgence n’est jamais le temps de l’élaboration mais celui de la survie. Privés d’avenir, les discours n'ont plus que l'urgence pour être jugés "concrets". Or, l’urgence est un facteur d’atomisation des individus. Elle circonscrit sur ce que l'on appelle désormais "son vécu", et non sur la production de commun, qui demande de prendre le temps nécessaire à l'analyse et à la réflexion à la fois individuelle et collective. De l'adaptabilité à l'impuissance et au manque de confiance en soi, le pas est vite franchi. Or, aujourd'hui, tout discours tentant d'explorer une autre cohérence que celle - non dite- que nous vivons est jugée trop lointaine et abstraite. Combien de réunions de militants politiques ou syndicaux se tiennent sur la base de deux ou quatre minutes de temps de paroles ? Le souci louable de donner la parole à tous conduit à assimiler le mode de raisonnement à celui d’un spot publicitaire. Ou alors on se limite au témoignage, c’est-à-dire à la description du vécu qui tient lieu d’analyse. De ce fait, la créativité que suppose la politique, jugée trop lente, cède le pas à la répétition et la répétition à la mise en conformité.

    Le numérique et l'enjeu démocratique 

    Ici vient se greffer un nouveau problème lié au développement du numérique. Ou, plus exactement, le numérique peut aggraver le problème précédemment évoqué. Il ne s'agit pas de diaboliser une technologie mais de prendre en compte qu'une technologie n'est jamais neutre : elle porte en elle des conséquences sociales. Ce texte est écrit sur un ordinateur et va être lu sur d'autres micros après que le cyberespace ait joué le rôle de coursier. Ce qui est en cause ici est une mode acritique qui considère que, comme ce fut le cas hier avec l'imprimerie, il faudrait désormais tout vivre avec le tout numérique.

    Il y a un enjeu de dimension anthropologique. Pour la première fois dans l'Histoire, il ne s'agit plus, pour assurer la production de biens, de prolonger la force musculaire mais de multiplier de façon considérable les opérations intellectuelles. Cela conduit à ce que le travail implique davantage de choix à faire, d'où une ouverture vers une plus grande autonomie du travailleur… ou son isolement en le transformant en pseudo-auto-entrepreneur. Cela ne peut que changer l'être humain. Mais le positif n'est pas unilatéral. L'avalanche de données, qui permet réellement un élargissement des connaissances, a pour contrepartie d'offrir la facilité de faire passer l'attente de l'accès à une donnée plus que celle de construction d'un raisonnement. Ne confondons pas liberté d’accès et utilisation de cet accès en vue de la construction d’un raisonnement hors norme, c’est-à-dire nécessairement complexe. Des études de neurologues (et d’informaticiens) montrent que ce ne sont pas les mêmes circuits neurologiques qui travaillent lorsque la lumière éclaire l’objet ou, comme c’est le cas avec les écrans télévisions ou ordinateurs, lorsque c'est l’objet qui produit sa propre lumière. Dans le second cas, c’est la fascination qui marque l’utilisateur... d’où d'ailleurs la difficulté plus grande à mémoriser un film vu à la télévision qu’au cinéma.

    Les circuits que la lecture traditionnelle a développés au fil du temps sont ceux de la concentration, de la réflexion et de l’abstraction. La navigation sur Internet atrophierait ces circuits au profit de circuits courts : ceux de l’alerte et de la survie. Le numérique nous habitue à un effort bref et immédiatement récompensé par un résultat ; la certitude de trouver un résultat sur Internet déshabitue de l'effort personnel et peut pousser à la compilation. S’il devenait le seul mode de recherche intellectuelle, il aiguiserait les circuits de l’alerte plus que de l’approfondissement et peut conduire au superficiel. Ici aussi, le temps long s'assimile au fastidieux ou au temps perdu. D'après des études (cf. bibliographie infra) , il semble que plus les liens hypertextes augmentent, plus on lit et on raisonne par fragments. Statistiquement, d'après une étude américaine, plus on lit sur le Net et moins on lit du fond. Si le numérique devenait le seul mode de lecture, il atrophierait le recours au long. La capacité à mettre en cohérence, à penser la temporalité de la société serait menacée. Celle-ci deviendrait illisible et tout effort d’éclairer l’immédiat à l’aide du fondamental, qui est du long terme, disparaitrait. Soulignons cependant que la Révolution numérique n'est pas écrite d'avance : par nos usages, par notre recul et nos visions critiques, nous pouvons lutter contre l'aliénation numérique et faire du numérique un des vecteurs d'émancipation.

    Un enjeu directement politique 

    La notion de possible est liée à une posture d'attente de quelque chose, d'une visée, ce qui n'est pas une posture statique mais qui renvoie à une projection vers un futur. Cette posture d'attente implique une arborescence de souhaits sinon de décisions à prendre. De là découlent des engagements. De là découle aussi la lecture de l'expérience. Sans cette projection, il n'y a plus de choix à faire mais seulement à s'adapter. La durée permet la rencontre, elle est facteur de socialisation et donc ouvre déjà sur de la possibilité d'émancipation au regard de la norme. Il ne s'agit pas d'un problème sans effet concret et immédiat.

    Aujourd'hui, les approches politiques et les mouvements sociaux sont segmentés. Ils sont de plus en plus repliés sur le métier : tous les métiers de la SNCF ne font pas grève en même temps. Non seulement cela prête le flanc au reproche de corporatisme et isole chaque lutte les unes des autres, mais cela aggrave le caractère délégataire de la politique, réduisant son exercice à trouver les chapitres d'un programme comprenant une liste d'offres de services à des personnes sans dégager la cohérence qui est facteur d'union. Et toute la politique est ramenée à ce type de fractionnement et donc sur la seule "défense des acquis". Or, l'opposition à la loi El Khomri, par exemple, ne peut se limiter à défendre le Code du travail tel qu'il est : il n'a pas empêché la brutale dégradation du monde du travail. Si la meilleure défense est l'attaque, alors nous avons besoin d'explorer tout de suite la possibilité d'un autre type de rapports de production. De même, les débats politiques, au nom du "concret" ne sont plus centrés sur un débat de conception de la société mais sont enfermés par les échéances les plus proches. Toutes les forces politiques ou syndicales qui se revendiquent de la démocratie sociale et économique sont concernées. Ensemble dissocie l'immédiat de l'alternative et réduit cette dernière à un supplément d'âme, le Parti communiste n'ose plus parler de communisme. Quant aux expérimentions les plus concrètes, elles aussi se heurtent à cette absence : combien de coopératives finissent par être récupérées ? Les luttes plus globales comme Notre-Dame-des-Landes, l'alerte sur le climat ou la lutte contre l’état d'urgence en restent souvent à dire NON sans investir le champ de l'alternative globale pourtant posée par leurs interpellations.

    Ces questions appellent à affronter temporalité et projection vers un au-delà du capitalisme. Loin d'être une question abstraite, c'est un enjeu majeur qui pèse sur le quotidien. Il est nécessaire de mieux mesurer la nécessité de prendre le temps de se projeter au-delà de notre horizon.

    Pierre Zarka, le 25 mars 2016. Publié sur le site de Cerises. 

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