• « Nuit debout se nourrit d’une triple rupture gouvernementale »

    « Nuit debout se nourrit d’une triple rupture gouvernementale »Pour le chercheur et militant Christophe Aguiton, les renoncements de l’exécutif sur les terrains social, moral et environnemental ont cristallisé la contestation. 

    Christophe Aguiton, militant à Attac, enseigne aux universités de Marne-la-Vallée et Paris-I Sorbonne sur la thématique «Internet et société»*. Il analyse les ressorts du mouvement Nuit debout, qu’il compare à ceux des Indignés. 

    Etes-vous surpris par le phénomène Nuit debout ? 

    Oui et non. Oui, car comme pour beaucoup de mouvements, il était difficilement prévisible. Mais non concernant sa forme, qui est tout à fait comparable à celle des mouvements qui se sont développés un peu partout sur la planète ces cinq dernières années : les printemps arabes début 2011, suivis des Indignados en Espagne, les Occupy aux Etats-Unis et en Angleterre, le mouvement turc en 2013… Le phénomène Nuit debout s’inscrit dans cette continuité, même s’il y a des différences : ça se passe la nuit et il n’y a pas d’occupation permanente de place publique, du moins pas encore. Mais l’état d’esprit est vraiment le même.

    En quoi cette forme de mobilisation est-elle nouvelle ? 

    D’abord par le fait que l’on assiste à des manifestations qui s’enracinent. On savait depuis les années 90 que, parmi les formes de contestation, la manifestation de rue était en train de s’imposer un peu partout. C’était notamment le cas en France, en 1995, quand à côté de la grève des cheminots s’était développé le phénomène du «Juppéthon». Le nombre de manifestants a alors été un élément clé du retrait du projet Juppé.

    On a retrouvé cette caractéristique dans toutes les manifestations qui ont suivi : celles contre le contrat première embauche (CPE) en 2006, le mouvement contre la réforme des retraites en 2010. A chaque fois, c’est le nombre de manifestants qui a été déterminant pour la réussite du mouvement, plus que la grève ou l’occupation d’usine, comme ce fut le cas en 1936 ou 1968. L’importance de la manifestation comme forme légitime de mobilisation, en France comme dans d’autres pays, n’a donc cessé de croître. A cela s’ajoute le fait que, ces cinq dernières années, la manif prend racine, avec l’occupation de places publiques.

    Seconde caractéristique : la démocratie directe. En Espagne, le mouvement M15, ou des Indignados, s’appelait aussi le «mouvement pour la démocratie réelle». Avec cette idée qu’au lieu d’un système de délégation de pouvoir, où une fois tous les quatre, cinq, ou six ans on envoie des représentants siéger à notre place et prendre des décisions, on peut décider nous-mêmes dans des assemblées générales, par une forme de consensus, même s’il peut paraître compliqué à élaborer.

    Mais pourquoi ce besoin, en plus de la manif de rue, de continuer, de s’enraciner sur une place ? 

    Auparavant, la grève durait jusqu’à la satisfaction des revendications, ou s’arrêtait en raison de l’épuisement des grévistes. Là, c’est une autre forme de grève. Il ne s’agit pas de bloquer le travail, mais de continuer. Car la manif a ceci de particulier qu’elle a lieu une fois. On peut la répéter et c’est ce qui se passe dans ce mouvement. Mais en plus des manifs, ce qui importe, c’est d’entretenir une continuité, caractérisée par l’occupation des places.

    Donc l’occupation des places ne serait qu’un pis-aller de la grève ? 

    Non, c’est une autre forme de mobilisation, mais qui correspond au même besoin : une continuité dans la lutte. Cela s’explique aussi par le fait que la grève est aujourd’hui plus difficile à faire pour de nombreux salariés, en raison des collectifs de travail plus éclatés, de la précarité, des horaires différents, du télétravail. Mais aussi à cause du risque de licenciement, particulièrement dissuasif en cette période de fort chômage.

    Sur le fond, qu’est-ce qui a déclenché ce mouvement ? 

    Le point de départ a été la loi sur le travail, avec le refus d’une précarité généralisée. Car cette loi est construite sur l’idée qu’en facilitant les licenciements, on va favoriser les embauches. On fait donc s’éloigner encore un peu plus, en particulier chez les jeunes, l’idée que l’on va finir pas trouver un travail un tant soit peu sécurisé et stable, après des années de CDD et de stages. En facilitant le licenciement, on dit à cette jeunesse que la précarité est leur avenir permanent, en lieu et place de l’espoir, certes lointain mais palpable, d’obtenir un CDI protecteur.

    Mais ce n’est qu’une des causes. Il y a aujourd’hui une triple rupture de la politique gouvernementale avec ce qui était, jusqu’ici, des valeurs de la gauche. Et ce, sur un temps très court, quelques mois seulement. Sur le terrain social, avec la loi El Khomri. Sur les questions morales, avec la déchéance de nationalité - un choc pour beaucoup à gauche - et les déclarations de Manuel Valls sur les réfugiés. Et sur le plan environnemental, enfin, avec l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, où le gouvernement semble vouloir passer en force sur un projet qui a mobilisé contre lui des dizaines de milliers de gens. C’est cette triple rupture qui a nourri cette mobilisation.

    Sur la forme, Internet a joué un rôle ? 

    Un rôle très important. Avec, bien sûr, l’incroyable succès de la pétition en ligne contre la loi travail (1,3 million de signatures), mais aussi la chaîne YouTube «onvautmieuxqueça», vue par des centaines de milliers de personnes et où des jeunes témoignaient de leur précarité au quotidien.

    La comparaison avec le mouvement des Indignés espagnols, qui a donné naissance au parti Podemos, est tentante… 

    La politisation d’un mouvement social est quelque chose de classique. On parle politique en permanence. Dans ce mouvement, on discute des grands problèmes - austérité, chômage, réfugiés, environnement - et pas seulement de la loi El Khomri. Mais de façon non électorale : on discute peu du prochain scrutin. En Espagne, ce fut la même chose. Le mouvement des Indignés n’a pas débouché tout de suite sur la création du parti Podemos. Quand ce dernier a vu le jour, les Indignés n’existaient déjà plus. Podemos a constitué la deuxième vague, différente de celle des Indignés. En France, on en est encore à la première phase, celle du mouvement social. Il est un peu tôt pour prédire l’émergence d’un Podemos à la Française.

    Interview recueilli par Luc Peillon et publié dans Libération. 

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