• Syrie : comment sortir du cauchemar ?

    Syrie : comment sortir du cauchemar ?La guerre de Syrie est, à proprement parler, une tragédie humaine et politique. Une tragédie dont les syriens se retrouvent être otages d'intérêts qui leur sont étrangers. Une guerre inter-impérialiste par procuration, dans une mêlée sanglante inter-communautaire où l'on est bien en peine de trouver le « bon côté » à soutenir.

    A l'origine, une révolte populaire menée par les Frères Musulmans écrasée dans le sang, qui tourne en 3 mois à la guerre civile.  

    Inutile d'insister sur les responsabilités du pouvoir à l'origine de la guerre actuelle, tellement elles sont évidentes. Bachar El-Assad est l'héritier d'un régime bourgeois-nationaliste clanique, corrompu et brutal. De plus, alors que le régime baasiste se réclamait originellement d'un nationalisme arabe socialisant et laïque, Bachar El-Assad a appliqué depuis dix ans en Syrie les recettes libérales du FMI dans un contexte de crise économique.

    C'est à partir de cette crise sociale et du rejet politique radical du régime que, suivant la grande vague des Printemps arabes, le peuple syrien s'est révolté contre son dictateur dès le mois de février 2011. Les premiers manifestations partent dès le 15 mars de Deraa, place forte des Frères Musulmans, en restant marginales ailleurs dans le pays [1]. Seules quelques autres villes de l'extrême sud connaissent des manifestations importantes.

    Parallèlement à la répression policière, Bachar El-Assad tente de calmer la mobilisation : il annonce des hausses de 20 à 30% des salaires pour les fonctionnaires [2], libère plus de 200 prisonniers politiques ainsi que les manifestants récemment arrêtés, et annonce une possible abrogation de la loi sur l'état d'urgence en vigueur depuis 1963 [3]. Une conseillère du président, Boussaïna Chabaane, déclare lors d'une conférence de presse officielle que les revendications des manifestants sont « légitimes » [4]. Mais rien n'y fait et à partir du 25 mars 2011 la mobilisation s'étend à tout le pays et se durcit. Bachar el-Assad use dès lors d'une répression féroce : 123 morts entre le 18 mars et le 1er avril 2011 selon la FIDH, quand l'ONG libanaise Insan décompte elle 632 morts jusqu'au 6 mai.

    Il souffle à nouveau le chaud et le froid en tentant une deuxième série de concessions : amnistie générale le 31 mai et le 20 juin [5], libération de détenus, annonce d'une révision de la Constitution mettant fin au monopole du Baas (ce qui était la revendication centrale des manifestations) [6], organisation d’élections législatives...

    Toutes ces annonces sont rejetées par l’opposition, qui semble désormais certaine d'arriver à imposer rapidement le départ de Bachar. Le 6 juin 2011, soit trois mois après le début des manifestations, on dénombre 120 morts dans les rangs de la police et de l'armée à Jisr al-Chougour [7] : c'est la première action armée d'ampleur de l'opposition contre le régime. A partir de cette date, c'est l'engrenage meurtrier et le début de la guerre civile. Le 18 janvier 2012, Zabadani devient la première ville dont l'armée se retire et qui tombe aux mains des milices rebelles [8].

    Pourquoi le régime a-t-il malgré tout tenu ?  

    Ecartons tout de suite la théorie paranoïaque et policière développée par le régime du « complot de l'étranger », qui a pourtant ses soutiens jusque dans la gauche européenne, notamment les courants les plus orthodoxes des PC, liés historiquement au parti Baas (anciennement pro-soviétique).

    Ce qu'il y a de commun avec le Printemps arabe, c'est évidemment l'aspiration aux libertés démocratiques fondamentales. Mais là où, en Tunisie et en Egypte, les manifestations avaient vu l'irruption des travailleurs organisés (UGTT en Tunisie, grèves de masse en Egypte...), les cas Syrien et Libyen ont rapidement été marqués par leur dimension communautaire, géographique-clanique en Libye, confessionnelle en Syrie.

    La majorité sunnite se sent à juste titre marginalisée par le clan Assad qui s'appuie depuis son accession au pouvoir sur la communauté alaouite. Mais en l'absence de toute direction politique autre que religieuse, toute unité populaire large et durable contre la dictature a été rendue impossible. Une partie de l'opposition, dirigée par différents courants salafistes ou djihadistes et sous l'impulsion des prêches enflammés des prédicateurs saoudiens, a délibérément transformé une lutte politique en guerre de religion contre « l'hérésie alaouite » [9], apportant de l'eau au moulin du régime qui agitait la peur de l'affrontement communautaire. Elle a ainsi elle-même creusé la tombe de la révolution syrienne. Tout cela n'a pu être contrebalancé par une direction laïque, progressiste et dépassant ces oppositions communautaires, seule voie capable de transformer cette révolte sociale en révolution victorieuse.

    C'est une des raisons qui explique pourquoi, malgré son discrédit auprès de la population, le régime ne s'est pas effondré lors de la phase ascendante des mobilisations de 2011-2012. Sans doute la répression brutale du régime lui a-t-elle permis de tenir à court terme. Mais force est de constater que la mobilisation anti-Bachar n'a jamais réellement pris dans les régions non sunnites du pays et auprès des classes moyennes urbaines, qui sont restées des bases sociales relativement fidèles au régime baasiste. Les minorités, malgré la répugnance que pouvait leur susciter le régime autocratique des Assad, ont rapidement compris de quoi il en retournerait avec une chute du régime dans ces conditions. Inutile de se demander quel avenir pouvaient espérer les Alaouites, les Chiites, les Druzes, les Chrétiens, les Kurdes... dans un pays qui passerait sous la coupe de salafistes même « syriens », voire directement de l'internationale djihadiste d'Al-Qaida ou de Daesh [10].

    Quelles sont les forces sociales et politiques en présence ?  

    Ce sont les couches petites-bourgeoises sunnites (les manifestations ont démarré à Deraa, ville commerçante du sud sunnite) s'appuyant sur une masse populaire rurale, semi-rurale ou du secteur informel urbain qui ont formé le gros des bataillons des manifestations syriennes (les mobilisations n'ont pas eu lieu dans les zones les plus développées du pays, mais dans les régions les plus rurales et les plus pauvres). Leur direction politique, comme lors des révoltes de 79-82, a été les imams et les Frères Musulmans, seule force d'opposition au régime ayant une organisation réelle.

    « Si les rebelles avaient reçu des armes dès le début du conflit, la révolution démocratique aurait triomphé, Bachar el-Assad ne serait plus au pouvoir et ni Daesh, ni le Front Al-Nosra ne se seraient développés »...  

    Autrement dit la montée en puissance du Front Al-Nosra et de Daesh serait la conséquence du fait que la résistance, voyant que "l'occident ne les aidaient pas", se serait tournée par dépit vers l'opposition la plus virulente religieusement et bénéficiant de l'essentiel des apports financiers et militaires.

    Il est pourtant un fait désormais établi que les puissances impérialistes occidentales (en premier lieu les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne) et leurs alliés dans la région (Arabie Saoudite, Qatar, et Turquie) ont au contraire apporté très massivement leur soutien à la militarisation de la rébellion. Non comme un complot préalable, mais une opportunité saisie au vol d'abattre un régime faisant partie de "l'arc chiite" avec l'Iran et le Hezbollah, et trop proche de la Russie. Hollande a reconnu avoir livré des armes dès 2012 aux milices rebelles, alors que l'Union européenne avait imposé un embargo sur de telles livraisons. Canons de 20mm, mitrailleuses, lance-roquettes, missiles anti-chars. Seuls les missiles anti-aériens ont été exclus de ces livraisons, François Hollande craignant que cela s’avère trop dangereux si des djihadistes, déjà largement présents sur le terrain, venaient à s’en emparer [11].

    Les livraisons d'armes américaines ont aussi commencé dès 2012. Mais c'est du côté des pétromonarchies et de la Turquie que l'aide à la rébellion, notamment financière, a été la plus massive. Pour le seul Qatar, 3 milliards de dollars de 2011 à 2013, alors qu'à cause de la guerre, le PIB de la Syrie a chuté de 64% de 2011 à 2014, tombant ainsi à environ 40 milliards de dollars [12]. C'est donc 7,5% de la richesse nationale qui a été versé en deux ans aux rebelles par le Qatar ! Et c'est sans compter l'aide massive de l'Arabie Saoudite, qu'il s'agisse de financements directs de la pétromonarchie ou de dons privés.

    Enfin il est à noter qu'Israël, qui a officiellement toujours gardé une neutralité ostentatoire quant aux événements de son voisin syrien, a bombardé à plusieurs reprises des sites stratégiques du régime [13], ainsi que des convois du Hezbollah libanais [14]. Une neutralité à géométrie variable donc...

    Al-Qaida et Daesh  

    On connaît les premiers depuis une vingtaine d'années : les soldats perdus du djihad (un autre, déjà) financé par la CIA en Afghanistan, qui ont mordu les mains qui les avaient nourries à partir de la première guerre du Golfe et surtout de l'installation de bases US en Arabie Saoudite. Les seconds sont nés de la décomposition de l'état baasiste en Irak. Les uns comme les autres tentent de rassembler une petite-bourgeoisie pieuse réactionnaire, voyant dans « l'Occident », le progrès technique et donc évidemment le prolétariat organisé, l'origine de ses malheurs économiques liés à la concentration du capital et à la mondialisation libérale, et s'appuyant sur un lumpenproletariat désaxé. En cela ils sont bien des courants typiquement fascisants, à cela près que l'on retrouve dans leurs discours des élément d'anti-impérialisme régressif et dévoyé sur le mode des Khmers rouges ou du Sentier Lumineux.

    Il est désormais un secret de Polichinelle que les pétromonarchies sunnites et la Turquie se sont servis de ces courants comme de véritables troupes de mercenaires supplétifs [15]. Contre l'armée syrienne bien sûr, mais surtout contre le Kurdes de la Rojava qui se battent héroïquement depuis le début de la guerre à la fois contre Bachar et contre Daesh.

    Le tournant géopolitique d'Obama, l'isolement de Hollande et l'intervention russe.  

    Pourquoi Obama a-t-il « lâché » la rébellion, notamment après l'épisode du bombardement à l'arme chimique de Ghouta le 21 août 2013 ? Alors même que, étrangement, ce bombardement faisait suite aux déclarations répétées des Etats-Unis fixant l'utilisation d'armes chimiques comme une « ligne rouge » ? Il s'agit là d'un tournant décisif dans le déroulement de cette guerre.

    Au lendemain du bombardement de Ghouta, les américains ont affirmé vouloir lancer une centaine de missiles Tomawhak contre la Syrie [16]. Mais sans avoir d'accord international à l'ONU ni la preuve que l'auteur de ces frappes était bien le régime syrien (les études officielles se contredisant à ce sujet), Obama a renâclé devant l'obstacle. Par peur du déclenchement d'un affrontement direct avec la Russie et la Chine sans doute. Mais aussi parce qu'il savait que faire s'effondrer à ce moment là le régime sous les bombardements était donner le pays à Al-Qaida et à Daesh, et qu'il était hors de question d'engager les troupes américaines au sol pour rééditer un chaos irakien ou libyen, en pire. Obama a donc simplement fait preuve de lucidité en lâchant au dernier moment ses alliés des pétromonarchies sunnites, ainsi que la France alors que Fabius et Hollande piaffaient d'impatience à l'idée de bombarder la Syrie. Il préparait aussi un retournement d'alliance spectaculaire avec l'Iran.

    Les Etats-Unis ont évidemment tourné casaque dans l'intérêt exclusif de leur propre impérialisme. Tout comme l'intervention russe ne sert que les intérêts russes, qui sont essentiellement ceux de sa base navale en mer Méditerranée et de la position géostratégique de la Syrie dans la région. Mais l'action combinée de la Russie, de l'Iran, du Hezbollah libanais et in fine des Etats-Unis a permis d'écarter le scénario qui semblait se dessiner, non pas forcément celui d'un effondrement du régime de Damas mais d'une division de la Syrie sur la base d'un gel des lignes de front, entérinant une partition communautaire du pays dont plus de la moitié aux mains des génocidaires de Daesh. Désormais confrontés à une alliance, ou au moins une convergence d'intérêts inédite, entre les USA, la Russie et l'Iran, Daesh et Al-Qaida ont commencé leur lent et inexorable déclin militaire sur le terrain. L'armée syrienne vient de libérer Palmyre. Malgré quelques accrocs, le cessez-le-feu tient, permettant d'envisager une reprise des pourparlers, d'isoler les djihadistes et d'avancer vers un processus politique.

    Quelles perspectives ?  

    Une série de revendications immédiates semblent nécessaire à défendre pour envisager une solution démocratique en Syrie :

    - Soutien au cessez-le-feu pour sa transformation en processus de paix et de reconstruction politique du pays, qui ne peut passer que par un gouvernement d'union nationale chargé de préparer une assemblée constituante. Cet objectif nécessite, évidemment, le départ de Bachar el-Assad. Même Poutine semble en être conscient, l'annonce du retrait des troupes russes en mars 2016 étant un signal clair envoyé au régime.

    - Unité contre les milices fascistes djihadistes et le régime de Daesh, qui doivent être défaits et écrasés.

    - Arrêt des ingérences étrangères en Syrie, intervention internationale sous mandat de l'ONU.

    - Reconnaissance du droit à l'auto-détermination des Kurdes, et dans l'immédiat l'accès à une large autonomie dans un cadre fédéral pour les régions kurdes.

    - Garantie absolue des droits des minorités nationales et confessionnelles.

    - Accueil des réfugiés qui fuient la guerre en Syrie, dénonciation de l'accord inique qui vient d'être signé entre l'UE et la Turquie.

    Cela nécessite aussi une évolution du positionnement d'Ensemble sur la question, qui pour l'instant ne continue à analyser la situation que sous le prisme du « soutien à la révolution syrienne », alors que chacun peut constater aujourd'hui qu'elle n'existe plus en tant que telle. La seule manière d'engager à nouveau un processus politique démocratique en Syrie et d'obtenir le départ du dictateur Bachar el-Assad, c'est de sortir le pays de ce bourbier sanglant, alimenté et financé de l'extérieur depuis 5 ans.

    Thierry Guintrand 

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :